Telle une aspirine qui endort la douleur et la fait taire dans un sommeil inextinguible, l’idéologie, discours d’un au-delà, opprime la réalité en lui substituant un autre monde. C’est alors que ce monde des idées est objet d’extase, et teinte la réalité de couleurs érotiques aux effets pervers. On rend cocu le réel en lui préférant sa sœur prostituée qui vend ses charmes pour un rien, pourvu qu’on ne la dévoile pas. L’idéologie communiste a fait l’objet d’un véritable viol en se maintenant concrètement à la tête de l’Union soviétique.
La force de l’idéologie est son maintient dans le possible, dans un réel toujours à venir, possible qui selon Bergson n’est que du réel projeté. Le drame du communisme se produit dans sa tentative de réalisation, d’inscription dans le réel. Or elle perdit là toute sa force, toute son ambition, son extravagance. Elle qui était prisme d’une réalité amer se retrouve aux fers contre le réel, luttant contre ce qui ne se défait jamais, contre ce qui jamais ne se tait. Le réel ennui, parle trop, ressasse toujours les mêmes histoires, les mêmes déceptions.
L’homme a besoin de rêvasser, de s’inventer des mythes, de s’évader, de fuir la rudesse de celle qui n’a désormais plus de nom. On confectionne quelques programmes pour séduire les foules, les aider à imaginer, à entretenir du possible. Cela forme une musique assez sympathique, nous faisant danser au gré des saisons. On s’ennuie dans ce monde, il faut se distraire. Mais certaines s’illusionnent d’agir physiquement sur du concret. Ils crachent des idées, leur salive se mêle de mensonges, de comédie qui aspire au statut de réel, à une réalité du possible. L’abstraction détournée atteint des taux d’activité assez convaincant, c’est l’orientation des concepts qui est douteuse. Démocratie, libéralisme, conservatisme, alter-mondialisme, écologisme, socialismes, nationalismes : le double est légion. Mais le réel c’est l’infini des possibles ou plutôt l’impossible au sens où l’entend Derrida : c’est ce qui arrive.
Comment prévoir ce qui arrivera ? C’est torture inutile. Pourquoi prétendre agir sur le réel en le pansant de substances hallucinogènes ? Comment raisonner dans l’errance ? Il ne faut pas parler de progrès car c’est ce qui aliène le ici-maintenant à un toujours ailleurs. Le progrès est une fin qui se nourrit des déceptions du présent ; on nous dit l’humanité est en progrès comme si elle avait une destinée particulière. La nôtre c’est de rire de ce qui nous arrive, de rire de tout et de rien, de danser avec le réel.
On ne guérit jamais vraiment de nos maladies et souvent le rôle de la médecine est de nous apprendre à vivre avec nos maux. Grégoire Samsa (La Métamorphose, Kafka) doit s’y reprendre à plusieurs fois, se projeter vers sa position préférée, rien n’y fait, la réalité revient à coup de marteaux. Il est devenu un monstrueux insecte, une étrange créature mais ce devenir est son être-là. Vivre dans le réel c’est vivre avec cette part d’étrangeté en nous et dans l’autre ; si on a l’impétuosité de vouloir éradiquer cette étrangeté, on dévitalise la vie, on la rend insipide, indolore. C’est comme la violence d’une liqueur à la gorge, la rendre sourde, c’est l’oublier. Or il faut affronter cette violence non pour la voir s’évanouir mais pour simplement le plaisir de combattre avec et contre elle.
Tout le plaisir de la vie est dans cette danse inconfortable où l’on cherche à ramener l’équilibre ; on se trompe à vouloir rétablir l’ordre alors que c’est seulement dans la recherche de l’équilibre et non dans l’équilibre même qu’on éprouve la joie du réel. C’est, selon moi, le propre d’une poésie du réel.
D.B.